L'oeuvre de Rousseau et ses liens avec la Révolution

L'oeuvre de Rousseau et ses liens avec la Révolution
Rousseau est sans conteste un grand penseur du XVIIIème siècle qui a l’originalité d’être un homme du peuple à une époque où tous les grands écrivains et penseurs appartiennent à l’aristocratie ou à la bourgeoisie fortunée. Rousseau est né d’un père artisan horloger instruit et citoyen de la république de Genève. (illustration 1)

Cette origine populaire  -mais pas misérable- le met dans l’obligation de travailler pour gagner sa vie : il connait l’apprentissage chez un graveur de 1724 à 1728, occupe toutes sortes d’emplois pour subvenir à ses besoins au cours de sa période de formation de 1728 à 1744 (domestique, employé au cadastre, secrétaire,  précepteur,  maitre de musique, caissier), et plus tard, même lorsqu’il est célèbre et  vit  de l’argent rapporté par la publication de ses œuvres,  il complète ses revenus en copiant de la musique. En exerçant ces différents emplois,  ou au fil de ses errances, il est souvent confronté aux  privilèges des nobles  et aux injustices sociales.

 Il raconte dans le livre 4 des Confessions  (son autobiographie dont la 2ème moitié a été écrite à Montquin entre 1769 et 1770) (illustration : photo de Montquin) comment, au cours d’un voyage à pied de Paris à Lyon effectué en 1731, perdu en pleine campagne et épuisé, il demande l’hospitalité à un paysan qui, croyant qu’il s’agit d’un espion à la solde des collecteurs d’impôts  se méfie de lui et ne lui donne d’abord que du lait et un simple « pain d’orge ». Puis, quand celui-ci comprend  que Jean-Jacques est réellement un voyageur affamé et n’est pas là pour le dénoncer aux agents du fisc,  il sort un gros jambon, une bouteille de vin et lui fait une énorme omelette… en lui expliquant « qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim ». Et Rousseau conclut l’épisode ainsi : «  Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. »
Dans les différents emplois qu’il occupe, il est hypersensible au mépris de classe des aristocrates, ne supporte pas la condition de domestique, accuse l’ambassadeur de France à Venise (dont il est le secrétaire en 1744) d’être incompétent et violent, de ne pas reconnaitre son mérite et  d’exploiter ses services sans  lui payer ses appointements.  Il quitte son poste après une querelle violente où l’ambassadeur menace de « le jeter par la fenêtre ».  (illustration 2)  Quand il rentre à Paris,  il espère obtenir justice mais constate amèrement : « Tout le monde était scandalisé des folies de l’ambassadeur, mais malgré les cris publics dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j’exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. (…) Tout le monde convint avec moi que j’étais offensé, lésé, malheureux ; que l’ambassadeur était un extravagant cruel, inique, et que toute cette affaire le déshonorait à jamais. Mais quoi ! Il était l’ambassadeur ;  je n’étais, moi, que le secrétaire. Le bon ordre, ou ce qu’on appelle ainsi, voulait que je n’obtienne aucune justice, et je n’en obtins aucune. »  Rousseau fait donc directement  et amèrement l’expérience d’une des grandes maximes inégalitaires de la société du XVIIIème   siècle qui est « d’immoler toujours le plus faible au puissant. » (Confessions, livre 7).  Cependant, par la suite, lorsque son génie aura été unanimement reconnu en France et à l’étranger,  il sera soutenu et protégé par de nombreux aristocrates  qui l’aideront à échapper aux poursuites et lui trouveront des asiles successifs en Suisse,  en Angleterre et en France, comme le Prince de Conti, appartenant à la branche cadette de la famille royale qui accueillera Rousseau dans sa propriété de Trye-Le-Château (dans l’Oise) en 1767, à son retour précipité d’Angleterre et alors même qu’il est en proie au délire de la persécution. (illustration 3 )
Ces différentes expériences alimentent la réflexion politique du Discours sur l’inégalité dans lequel  Rousseau, affirmant avec force l’égalité naturelle des hommes, conteste la notion de propriété en l’accusant d’être à l’origine de toutes les inégalités et s’indigne contre l’injuste répartition des fortunes  qui fait « qu’une poignée de gens regorge de superfluités tandis que la multitude affamée manque  du nécessaire. » (illustration 4, 1ère page du Discours sur l’inégalité)) Il fustige  surtout les aristocrates  oisifs qui vont de salon en salon sans jamais  rien faire d’utile aux autres et  au livre 3 de  son traité d’éducation intitulé Emile (publié en 1762), il juge nécessaire de faire apprendre à son élève noble un métier manuel, celui de menuisier qui le mettra à l’abri des coups du sort et des révolutions et le rendra socialement utile. Rousseau s’insurge contre les préjugés du père de son élève qui  juge dégradant que son fils exerce un métier et le met en garde  dans une tirade  prophétique  des événements de 1789 : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer  que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ou de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet. […] Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime  la nature et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs.»    Et il conclut ainsi  la démonstration : « Hors de la société, l’homme isolé, ne devant rien à personne, a droit de vivre comme il lui plait ; mais dans la société où il vit nécessairement aux dépens des autres, il leur doit en travail le prix de son entretien ; cela est sans exception. Travailler est donc un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant ou faible, tout citoyen oisif est un fripon. » ( Illustration 5 : 1ère page de Emile)
 Cette « dette » de l’homme par rapport à la société est l’une des conséquences du Contrat social qui unit l’homme et la collectivité dans la société démocratique dont Rousseau établit les bases dans l’ouvrage qui porte ce titre : en échange du renoncement à ses intérêts particuliers et à la propriété, source de toutes les inégalités, la société dirigée par « la volonté générale », émanant de l’ensemble du peuple guidé par le souci du bien commun, garantit au citoyen la liberté, l’égalité civile et le respect de tous ses droits.  Seule la « volonté générale », que Rousseau appelle aussi « le peuple souverain »  ou  seulement « le souverain »,  a le droit de faire les lois  et peut révoquer  à tout instant  ceux qui sont chargés de les faire appliquer.  (illustration 6)  On comprend aisément  que ce régime  de démocratie directe, sans représentants,  s’appuyant sur des citoyens vertueux et détachés de leurs intérêts égoïstes tient plus de l’idéal que du réalisme.  Rousseau en a bien conscience et  limite son éventuelle mise en place à de petits états ; il s’en sert surtout  comme  point de départ d’une réflexion politique s’appuyant d’abord sur  l’idéal pour envisager  ensuite des projets plus réalistes, comme il le fait en 1765 dans un Projet de constitution pour la Corse,  en réponse à une demande des Corses au moment où ils luttent pour obtenir leur indépendance  par rapport aux Génois. Il propose, en tenant compte de la nature essentiellement rurale du pays, un système fédéral et démocratique gouverné par une « aristocratie » élue par le peuple sur des critères de compétence, de mérite, et de services rendus à l’état. L’ensemble du projet  inspirera  sur certains points la constitution des Etats-Unis.
Tout cela met clairement en évidence la dimension subversive de la pensée de Rousseau et les raisons pour lesquelles son œuvre a été  condamnée par les autorités politiques, dans un siècle de monarchie absolue.  Si l’on ajoute le fait que dans Emile,  Rousseau prône une religion « naturelle », une religion du coeur où l’on n’a besoin ni de clergé, ni de cérémonie, ni de rites, où chacun choisit lui-même sa manière d’aimer et célébrer Dieu, où la morale n’est plus celle imposée par la religion, mais repose sur  la conscience de chacun, on comprend également que les autorités religieuses soient à l’origine du décret de « prise de corps »  prononcé contre Rousseau en 1762, à la suite de la publication de l’Emile et du Contrat Social, qui l’obligera à fuir en Suisse, puis en Angleterre, et à revenir en France sous une fausse identité.  (Illustration 7 Rousseau  en Suisse, seul et sans asile)
On comprend  aussi que les révolutionnaires  se soient inspirés  de sa pensée politique,  du Discours sur l’origine de l’inégalité  et du Contrat Social pour la Déclaration des droits de l’homme  et du citoyen de 1789 ; mais  le régime  de démocratie représentative  installé par les révolutionnaires diffère de la démocratie directe  prônée par Rousseau dans  ce même Contrat Social  (dont s’inspire plutôt la loi de 1901 sur les associations).
Voilà, très schématiquement présentées, quelques unes  des positions de Rousseau qui ont fait de lui un philosophe des « Lumières »,  ont préparé les grands changements politiques de la Révolution, et l’avènement  des démocraties modernes. Mais  son œuvre  aborde aussi  d’autres domaines comme la musique pour laquelle il avait imaginé un nouveau système de notation par chiffres, traite  de problèmes toujours actuels  comme  l’éducation et les  dangers  de l’enfant-roi,  les risques du progrès  et du rejet de la nature. Elle offre  enfin à travers son autobiographie, marquée par un désir absolu de sincérité,  un parcours atypique qui nous fait cependant entrer dans les profondeurs de la psychologie humaine, où chacun peut, à un moment ou à un autre, se retrouver.
C’est donc grâce à tout cela que Rousseau mérite bien qu’on lui rende hommage en cette année de tricentenaire, et surtout  qu’on lise et qu’on relise ses œuvres  au-delà de cet anniversaire.                                                                                                                               Bernadette BRUN

 
Œuvres de Rousseau évoquées dans cet article : Les Confessions, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi  les hommes, Du Contrat Social, Emile ou de l’éducation, Projet de constitution pour la Corse.
Deux ouvrages  très abordables  écrits sur Rousseau à l’occasion du tricentenaire :
Jean-Jacques Rousseau aux portes de l’Isère, écrit par Franceline Bürgel sous l’égide de la CAPI 
Rousseau  Ses itinérances entre Rhône et Alpes de René Bourgeois dans la collection Les Patrimoines du Dauphiné Libéré

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